LES MONDES NUMERIQUES

Blog des Masters en Sciences Sociales de l'Université Gustave Eiffel

La dispersion au travail par les tics des cadres de santé à l’hôpital et les phénomènes de connexion et de déconnexion

Kadi Malika/ Picot Audrey – M1 MACOR

Lors de notre enquête sur l’intensification du travail des cadres de santé à l’hôpital, le phénomène de dispersion par les TIC fût évoqué lors de l’analyse des entretiens.
Ce phénomène, une fois analysé sociologiquement fit ressortir des pratiques de « non déconnexion » au travail mais aussi à la maison. Alors que les cadres interrogés se plaignent majoritairement d’une « hyperconnexion » il apparût intéressant de se questionner sur ce phénomène en se basant sur les travaux de Francis Jauréguibérry relatifs à la connexion et la déconnexion.

Nous introduirons donc notre propos par une définition des TIC, puis nous expliquerons le phénomène de dispersion au travail , et plus spécifiquement la dispersion par les TIC, en nous basant sur les travaux de Caroline Datchary. Dans un troisième temps nous expliciterons les concepts de connexion et de déconnexion en nous inspirant des travaux de Francis Jauréguiberry tout en tentant de répondre à notre problématique qui est la suivante :

Bien que les cadres de santé se plaignent d’être trop dispersées au travail par les TIC, pourquoi ne se déconnectent-elles pas spontanément que cela soit au travail ou encore à la maison ?

I) QUE SONT LES TIC ?

Les technologies de l’information et de la communication sont des outils de support au traitement de l’information et à la communication. Le sigle TIC est une transcription de l’anglais information and communication technologies. Le traitement de l’information et la communication de l’information restant l’objectif, et la technologie, le moyen. Les TIC donc regroupent un ensemble de ressources techniques nécessaires à la mise en œuvre des services de l’information et de la communication pour produire, manipuler, convertir, stocker, gérer, transmettre et retrouver l’information et pour communiquer. On peut regrouper ces techniques par catégories suivantes :

  • la microélectronique et les composants
  • l’équipement informatique
  • les réseaux informatiques
  • les réseaux, les infrastructures et les systèmes de télécommunications
  • les terminaux de télécommunication (fixes ou mobiles)
  • les réseaux de diffusion de la radiodiffusion et de la télévision hertzienne, par satellite, par réseau câblé)

II) L’ AVÈNEMENT DES TIC

L’émergence des TIC s’inscrit dans le processus d’informatisation des sociétés. En effet, depuis 1975, les technologies informationnelles ont été mobilisées dans la réorganisation profonde des sociétés industrielles. Le terme NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) a souvent été utilisé dans la littérature francophone au cours des années 1990 et au début des années 2000 pour caractériser certaines technologies dites « nouvelles ». Mais les définitions fournies sont généralement floues ou équivalentes à celles des TIC.

Les technologies numériques pénètrent tous les secteurs économiques (primaire,secondaire, tertiaire). Elles participent à la transformation des modes de production, de consommation, de communication, de circulation des savoirs et d’acquisition des connaissances. C’est en 1995, que l’avènement du phénomène Internet et en particulier la diffusion grand public de cette innovation, (avec la mise en place du World Wide Web) que débutera la commercialisation du réseau des réseaux.

À l’aube du XXIe siècle, une tendance s’impose avec la norme universelle IP (Internet Protocol) dans les protocoles techniques de télécommunication, ce qui provoque une présence générale d’Internet à l’échelle mondiale ( S. Proulx, 2005).

L’avènement de l’Internet et principalement du web comme média de masse et le succès des blogs, des réseaux sociaux, des wikis ou des technologies Peer to Peer confèrent aux TIC une dimension sociétale. Gérard Ayache (2006) dans La Grande confusion, parle d’« hyper information » pour souligner l’impact anthropologique des nouvelles technologies. De nombreux internautes, quant à eux, considèrent l’Internet comme une technologie de la relation (TR) : Joël de Rosnay a repris cette expression dans La révolte du pronétariat : des mass média aux média des masses. Le Web 2.0 est permis par les TIC. Le concept de technologies de l’information et de la communication est à rapprocher de celui de société de l’information en raison de leur impact sur le fonctionnement de la société, notamment dans le monde du travail et particulièrement dans le secteur de la santé.

Un bon exemple est la mise en place du dossier patient informatisé (PI). Ce concept (PI) renvoie plus précisément à la mise en place d’un nouveau système d’information et de communication au sein d’un réseau partenaire. L’objectif est d’expérimenter l’intégration des données cliniques pour améliorer le suivi des patients et ainsi être en mesure de leur offrir les soins appropriés au moment opportun (Sicotte et al.,2005). Le PI est développé sur la base d’un concept récent en système d’information : l’entrepôt de données ou « Data Warehouse». Cette technologie permet l’échange d’informations entre des plates formes technologiques différentes utilisant leurs logiciels propres.

Mais les TIC sont aussi souvent l’objet d’une appropriation instrumentalisée suivant une certaine logique économique productiviste (Bonneville, 2005).

Le secteur de la santé est particulièrement confronté à ce type de dynamique par la tentation de saisir les opportunités offertes par les TIC pour réduire les coûts du travail médical dans les organisations de soins. Dans les services de santé, les TIC participant à cette idée agissent comme un levier capable de transformer la structure de l’organisation du travail qui prévaut dans les organisations du secteur de la santé (Bonneville, 2005) pour transformer (reconfigurer) qualitativement l’organisation. Cela renvoie à une facilité de contrôler les travailleurs notamment par la mise en réseau des connaissances, des compétences et des dispositifs de surveillance (à distance). Cela implique le recours à la standardisation des tâches, mais aussi du temps qui devient l’instrument de contrôle par excellence de la rapidité des opérations. Les TIC deviennent l’instrument-clé d’une intensification de la cadence de travail (Grosjean, S., & Bonneville, L. ;2007).

Les hôpitaux n’échappent donc pas à cette révolution numérique et notre enquête sur l’intensification du travail des cadres de santé a mis en évidence un phénomène largement balisé par les sociologues et plus particulièrement par Caroline Datchary : le phénomène de dispersion au travail. Commençons par définir ce phénomène de dispersion au travail et particulièrement la dispersion par les TIC.

III) QU’EST-CE QUE LE PHÉNOMÈNE DE DISPERSION ?

Le phénomène de dispersion est caractérisé par « le fait de devoir faire plusieurs choses en même temps, d’être sollicité sans répit ».

Dans son ouvrage sur la dispersion au travail, Caroline Datchary nous livre des éléments caractérisant cette dispersion qui font écho à notre enquête. L’auteur montre que, comme « l’activité du manager est souvent gouvernée par les différentes sollicitations et non par un plan d’action prédéfini », « la pression temporelle et les situations de dispersion auxquelles est confronté le manager, conduisent celui-ci à trouver en permanence un équilibre bien précaire entre la surcharge et l’optimisation de son temps » (p. 119). Les cadres de santé doivent effectivement répondre, tout au long de la journée, à de multiples sollicitations et demandes pour lesquelles des réponses sont attendues et c’est l’appréciation et la hiérarchisation de ces tâches qui caractérise la fonction même. L’introduction massive des TIC, et le Ghef n’échappe pas à la règle, favorise un peu plus ce phénomène par le fait d’« attirer et capter l’attention de l’employé qui est alors tenté de se disperser pour répondre à ces sollicitations ou pour y mettre un terme ».

A) LA DISPERSION PAR LES TIC

L’hôpital est une organisation composée de différents corps de métiers qui sont amenés à coopérer et cohabiter avec pour objectif commun « la prise en charge globale des exigences du patient ». Pour assurer cette mission collective les services administratifs, médicaux et paramédicaux produisent et échangent une quantité considérable de données qui transitent pour la plupart par des outils appelés TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ces outils revêtent plusieurs formes comme les téléphones portables, les GSM, les ordinateurs et tous les logiciels de messagerie instantanée, les logiciels de mouvements patients, les logiciels de commande de matériel, de médicaments, les logiciels de déclarations d’évènements indésirables, les logiciels de demandes de réparation, logiciel de remplacement…

Le Ghef (groupement hospitalier enquêté) s’est doté depuis quelques mois d’une nouvelle messagerie instantanée qui a la particularité dans son visuel de catégoriser les messages considérés comme prioritaires par les expéditeurs (cf. capture d’écran ci-dessous). Autant dire que la quasi-totalité de ceux-ci arrivent « prioritaires ».

Même si les outils technologiques dans les environnements de travail, tels que les boîtes de messagerie, ont pour vocation de fluidifier la communication ; il n’en est pas moins que leur utilisation pose certains problèmes au quotidien. Sur le GHEF un plan d’uniformisation des logiciels informatique (logiciel de commande de matériels, logiciel repas, logiciel de mouvements patient, logiciel de gestion des évènements indésirables, messagerie professionnelle…) a démarré en 2016 afin de préparer la fusion prévue au 1er janvier 2017. Ce plan visant à moderniser le parc informatique ne fût pas sans conséquence sur le quotidien des cadres de santé. En effet 18 mois après, l’ensemble des installations n’est pas stabilisé et cela implique la gestion d’aléas alourdissant leur charge de travail quotidienne. Par exemple sur le GHEF l’intégralité des services techniques et logistiques fonctionnent en lien avec les services de soins par le biais de logiciels informatiques. L’accès à ces différents logiciels (huit en moyenne) s’effectue grâce à autant de codes de connexion qu’il faut retenir, au risque de bloquer les applications en cas d’erreur :

Enquêtée n°3 : « la logistique des services au quotidien, les problématiques quotidiennes, le service de cuisine aussi, avec lequel…, service informatique, avec lequel aussi on rencontre pas mal de difficultés depuis la fusion ».

Enquêtrice : « C’est-à-dire ? Quel genre de difficultés ? »

Enquêtée n°3 : « Ben heu, des difficultés de connexion, des difficultés de code, des difficultés, c’est vrai qu’on a énormément de mots de passe… ben heu … certains logiciels ont changé, notamment pour les, pour faire les bons, … pour tout ce qui est logistique, heu y a aussi un logiciel particulier pour les fiches d’événement indésirable pour lequel les codes ne fonctionnent pas forcément pour les équipes donc difficile de relater les événements indésirables au quotidien, ben c’est vrai que quand ils essayent de se connecter une fois, deux fois ben ils abandonnent, c’est pas forcément fait alors qu’il y aurait peut-être des choses à améliorer mais on ne peut pas les… les déclarer, voilà… ».

Certains logiciels sont reliés comme celui des mouvements patients et celui des commandes repas. Lorsque l’outil informatique dysfonctionne cela n’est pas sans provoquer de dommages collatéraux :

Enquêtée n°3 : « Au quotidien ben la gestion de problématique au quotidien, la distribution des plateaux, les régimes non respectés, heu là c’est vrai que tout à l’heure on parlait des logiciels, enfin les entrées et les sorties ne sont pas forcément déversées dans le logiciel repas donc on rencontre des problématiques quotidiennes, on n’a pas forcément les plateaux avec les régimes concernés pour les patients, donc c’est des choses qu’on doit gérer au quotidien, appeler les cuisines en temps réel pour essayer d’avoir les plateaux corrects avec les bons régimes pour les patients, heu tout ce qui est de la logistique aussi, tels que les problèmes de chariots repas, pour lesquels on les reçoit via le service transport, ou quand on a des problèmes de logistique, d’ascenseur ils nous arrivent pas au bon endroit… ».

On voit à travers ces témoignages que les aléas liés aux TIC sont incontournables. Ils nécessitent par ailleurs un temps de familiarisation qui varie d’un individu à l’autre et peuvent dans certains cas complexifier grandement la tâche des cadres de santé :

« La notion de gestion n’est pas nouvelle, selon elles, ce sont plutôt les organisations qui ont induit des tâches supplémentaires : le recrutement, les différents outils informatiques à maitriser… »

Les TIC sont des outils prévus pour faciliter les échanges entre acteurs au travail mais qui peuvent très vite rallonger la durée de traitement d’une tâche. Par ailleurs ces TIC ont pris une place majeure et incontournable dans le quotidien des cadres de santé induisant de fait le phénomène de dispersion précédemment décrit. Mais alors que les cadres se plaignent d’une « hyperconnexion » favorisant la dispersion, pourquoi ne réussissent-elles pas à se « déconnecter » ? En ont-elles vraiment envie et pourquoi ?

Commençons par définir la déconnexion…

IV) LE DROIT A LA DÉCONNEXION : LÉGAL MAIS QU’EN EST-IL RÉELLEMENT ?

Le droit à la déconnexion est le droit pour un salarié de ne pas être en permanence joignable pour des motifs liés à l’exécution de son travail. Ce droit lui assure ainsi la possibilité, en dehors de ses heures de travail, de se couper temporairement des outils numériques lui permettant d’être contacté dans un cadre professionnel (smartphone, internet, email, etc.), selon des modalités définies à l’échelle de l’entreprise. Instauré par la loi travail d’août 2016, le droit à la déconnexion vise à protéger les temps de repos et de congés des salariés en vue d’assurer le respect de leur vie personnelle et familiale. Il concerne notamment les salariés au forfait jour ou en télétravail, pour lesquels les horaires de travail et de repos ne sont pas toujours clairement délimités. Les modalités d’application du droit à la déconnexion ne sont pas prévues par le Code du travail. Elles sont décidées au niveau de l’entreprise, par le biais d’un accord employeur-salariés. Le fait que cet accord n’existe pas dans l’établissement enquêté explique peut-être en partie la difficulté pour les cadres de gérer leur temps de travail et manifestent pour certaines avoir du mal à ne pas consulter leurs mails à la maison par exemple :

Enquêtrice : « Est ce que vous arrivez à déconnecter du travail ? »

Enquêtée n°2 : « Oui heu j’ai eu beaucoup de mal, quand j’étais de nuit heu pour avoir les informations il fallait évidemment lire les messages du jour, donc, je regardais régulièrement mes messages, le matin, le midi et le soir même pendant mes vacances parce que de toute façon j’étais devenue addict à ma messagerie. C’est vrai que là il m’a fallu dix-huit mois 2015, 2016, 2017 ouais ça va faire 6 mois où je regarde presque plus pendant mes vacances, presque plus, des fois ma collègue me choppe et m’envoie un mail « ne regarde pas ta messagerie »… ».

Cette messagerie présente aussi la particularité de pouvoir être installée sur le téléphone portable ce qui induit la tentation pour certains cadres de consulter sa messagerie professionnelle en dehors du temps de travail :

Enquêtrice : « D’accord, arrivez-vous à vous déconnecter de votre travail lorsque vous rentrez chez vous ? »

Enquêtée n° 6 : « Oui, heureusement (rires), mais…mais…mais y’a des petites choses qui font qu’on peut rester connecter, heu genre nouvelle messagerie que tout le monde peut installer sur son portable et que du coup on voit en temps réel quand quelqu’un envoie un message, donc ça c’est le revers de la médaille, en fait parce que c’est très bien ce nouvel outil, mais y a ça c’est qu’on est connectés en permanence ? ».

On peut noter dans ces témoignages que les cadres interrogés sont quelque peu ambivalents à propos des TIC. Ils manifestent les difficultés liées aux dysfonctionnements et l’impact négatif de ces aléas sur leur travail mais à la fois ils reconnaissent avoir beaucoup de mal à ne pas se connecter même et surtout en dehors du temps de travail et malgré le désir de préserver leur vie privée. Pour tenter de comprendre ce phénomène, référons-nous aux travaux de Francis Jauréguiberry sur le phénomène de « déconnexion ». La thèse de l’auteur va peut-être nous permettre de répondre à la question de ce qui pourrait pousser certains cadres à se déconnecter ou à ne pas le faire. Dans son ouvrage « La déconnexion aux technologies de communication », Francis Jauréguiberry nous révèle que « la déconnexion est plutôt segmentée (dans certaines situations et à certaines heures) et partielle (seuls certains usages sont suspendus) ». Les cadres concernés par mon enquête expriment bien ce désir de déconnexion en dehors du temps de travail et confirme alors la thèse de l’auteur sur ce point. Pour mieux comprendre ce phénomène intéressons-nous d’abord à ce que l’auteur appelle « l’impératif de connexion ». Selon lui il existerait deux logiques expliquant le désir de connexion aux TIC : « celle de l’intégration et de l’appartenance » et « celle de l’efficacité et de la performance ». Les cadres interviewés ne revendiquent à aucun moment le désir de se déconnecter pendant leur temps de travail et la thèse défendue par Francis Jauréguiberry sur l’efficacité et la performance pourrait être un début d’explication de cet « impératif de connexion » pendant le temps de travail voire dans la sphère privée :

Enquêtée n° 2 : « je veux savoir comment je vais commencer ma semaine quand j’ai une semaine de congé je regarde aussi mes messages le dimanche soir parce que nous sommes assaillis de mails et qu’on a 60 messages, 80 à lire, dés que t’ arrives, sincèrement ce n’est pas possible… ».

Ce témoignage met en évidence le fait que la cadre consulte volontairement sa messagerie de chez elle pour « prendre la température » de son service et ne pas être assaillie de messages qu’il va falloir qu’elle traite en arrivant le lundi matin. Cela confirme la thèse de l’auteur sur le phénomène d’empiètement du professionnel sur la sphère privée : « des catégories entières de salariés sont rattrapées par leur travail sur le terrain même de leur vie privée. La distance physique, les murs et les horaires de travail ne protègent plus : chaque jour davantage, l’urgence professionnelle fait irruption dans l’espace privé ». La question est de savoir pourquoi, alors que les cadres revendiquent ce droit à la vie privée et le souci constant de ne pas se laisser envahir, se connectent-ils volontairement à la maison ? La thèse de l’efficacité et de la performance peut être une piste et mériterait de pousser un peu cette question lors d’entretiens complémentaires. Alors que les travaux de Francis Jauréguiberry tendent à démontrer que « nous sommes passés d’un plaisir récent de connexion à un désir latent de déconnexion », les comportements décrits dans mon enquête démontrent plutôt le contraire. Mais on voit bien que les cadres qui reconnaissent se connecter à la maison luttent contre cette tendance. Ce n’est donc pas par plaisir mais par nécessité d’avancer le travail qu’il va falloir faire de toute façon. L’augmentation de la charge de travail des cadres de santé et l’extension des journées de travail déborde toujours un peu plus sur le temps personnel.

Enquêtée n°4 : « on m’envoyait les mails et que je regardais mes mails professionnels chez moi, et heu à un moment donné je me suis dit, mais non je ne vais pas commencer comme ça, je suis chez moi, donc c’est terminé. Des fois ça m’arrive d’y aller mais je ne réponds pas parce que quand je suis absente je suis absente, donc je préserve ma vie privée ».

Ce témoignage illustre bien cette ambivalence face à la connexion dans la sphère privée, la cadre interrogée se défend d’amener le travail chez elle mais reconnaît consulter ses mails tout de même. Il est peu certain que certaines informations importantes, une fois portées à la connaissance du cadre, celui-ci n’en fasse rien jusqu’au prochain service…Par ailleurs les cadres se plaignent en raison de la surcharge de travail de ne plus avoir le temps de faire de travail de proximité. Par proximité les cadres entendent le travail directement lié aux patients c’est-à-dire faire les visites avec les médecins dans les chambres : savoir qui est dans quel lit et pourquoi ? :

Enquêtée n°1 : « …on est vite vite absorbé par la non proximité, j’ai envie de dire par il faut faire un projet sur ça par enfin remplir des missions, qui n’étaient plus les nôtres de proximité, qui n’était pas les nôtres de proximité et qui incombent maintenant aux cadres et du coup le cadre a moins de possibilité d’accompagnement des équipes et là alors je peux pas dire heu parce que je n’ai plus de patients dans mes lits mais avant enfin y a même un an et demi de cela je savais plus qui j’avais dans mes lits quoi , alors qu’en terme de cadre on est responsables des soins… on doit savoir qui on a dans nos lits et j’en arrivais à des moments où je ne savais plus on me parlait d’un patient je ne savais même pas qui c’était… ».

Il s’agit là d’une hypothèse sérieuse qui expliquerait que les cadres auraient tendance à se connecter à la maison dans le but « d’avancer le travail » afin de se dégager du temps pour être un peu plus auprès des patients et des équipes c’est-àdire exercer leur cœur de métier. Ce travail de proximité est un terme qui est repris
par plusieurs cadres interrogés et qui semble se raréfier au plus grand regret de ceux-ci :

Enquêtée n°4 : « Heu, je pense sincèrement que heu le terme de proximité est devenu obsolète.

Enquêtrice : « Vous pouvez m’expliquer rapidement ? »

Enquêtée n° 4 : « Heu, parce que la fonction cadre a énormément évolué, je dirais franchement même que depuis que je suis sortie de mon diplôme en 5 ans, ça a énormément évolué, donc heu moi cadre de proximité, c’était le cadre d’une unité qui s’occupait d’une équipe, après heu… donc qui était toujours là un peu pour le patient, recevoir les familles, être dans la fonction de gestion d’équipes, donc ça çà reste mais on est un peu plus lointain… ».

Dans cinq interviews sur 6 les cadres expriment regretter de faire moins de « proximité », c’est dire qu’ils souhaiteraient être plus présents dans les services et au plus près des patients. Le fonctionnement en tri-sites du Ghef induit une flexibilité psychique en « pensant pôle » mais aussi et surtout physique, l’organisation de travail impliquant des déplacements entre les trois entités. Ce type d’organisation implique la coexistence de différents mondes professionnels et le cadre de santé effectue pour cela un travail d’articulation entre ces différentes sphères professionnelles.

C’est sur la base de cette hypothèse que nous décidons de réinterroger les cadres en précisant notre questionnement afin de tenter d’y répondre. Pour cela nous prévoyons 6 entretiens avec les cadres interrogés préalablement en centrant l’échange autour de deux questions :

  • Pourquoi ne vous déconnectez-vous pas au travail ? A la maison ?
  • Que cela vous apporte-il ? D’un point de vue personnel ? D’un point de vue professionnel ?

V) ANALYSE DES ENTRETIENS

A la question « Pourquoi ne vous déconnectez-vous pas au travail ? », 6 cadres sur 6 interrogés répondent penser ne pas avoir le droit de le faire :

Enquêtée n°1 : « ben en fait j’ai pas le droit…enfin je pense, je dois obligatoirement lire mes mails, répondre au téléphone non ? ».

Enquêtée n°4 : « j’ai pas vraiment le choix, mon travail repose essentiellement sur les outils de communication….comment je peux faire autrement ?. »

L’ensemble des cadres ignore la réglementation sur la déconnexion mais reconnaisse malgré cela ne pas pouvoir faire différemment car les technologies de l’information et de la communication ont pris le pas sur les méthodes de travail à l’hôpital.

A la question « Pourquoi ne vous déconnectez-vous pas à la maison ? », 4 cadres sur 6 interrogés répondent vouloir s’avancer sur le travail du lendemain :

Enquêtée n°1 : « je balaye mes mails, je regarde uniquement les titres et je n’ouvre que ce qui me paraît urgent…ce qui va me permettre de gagner du temps le lendemain matin ».

Enquêtée n°3 : « je m’avance sur mes tâches du lendemain, je suis moins speed en arrivant… ».

Les 2 autres cadres reconnaissant se connecter à la maison pour « ne pas perdre le fil » de ce qui se passe en leur absence :

Enquêtée n°3 : « …je n’aime pas avoir l’impression d’avoir loupé quelque chose quand j’arrive au travail…comme si je devais toujours savoir ce qui se passe dans mon service quand je ne suis pas là ».

A la question : « Que cela vous apporte-il ? D’un point de vue personnel ? D’un point de vue professionnel ? » Les 6 cadres interrogés ne voient aucun intérêt personnel à se déconnecter au travail ou de se connecter à la maison.

Les cadres l’expliquent comme incontournable dans les méthodes de travail voire indispensable à la maison pour leur permettre de se dégager du temps à la reprise de leur service :

Enquêtée n°6 : « quand j’ai trié la plupart de mes mails au préalable je peux me permettre de passer du temps avec mes équipes et les patients, mon cœur de métier quoi … ».

Enquêtée n°5 : « …c’est sur que je suis moins enfermée dans mon bureau… ».

Les réponses montrent de façon évidente que les cadres ne se déconnectent pas même à la maison par souci de se dégager du temps pour se consacrer à ce qu’ils appellent leur « cœur de métier ».

Entre les deux thèses défendues par Francis Jauréguiberry, celle de « l’intégration et de l’appartenance » fait bien plus écho que celle de « l’efficacité » dans ce cas précis. Les cadres manifestent le désir de na pas être écartés de ce qui se passe pendant leur absence et se rattachent inexorablement à ce qui fait le « cœur de leur métier »

CONCLUSION

En conclusion notre hypothèse de départ concernant le fait que les cadres de santé ne se déconnecteraient pas au travail ( alors que la loi les y autoriserait) voire se connecteraient à la maison se vérifie. L’enquête démontre que ces pratiques s’expliquent par un désir de rationalisation de leur temps de travail. Les cadres de santé souhaitent consacrer plus de temps à exercer ce qu’ils appellent « le cœur du métier » c’est-à-dire être dans la proximité avec leurs équipes et les patients. Pour reprendre les thèses défendues par Francis Jauréguiberry sur la notion « d’intégration et d’appartenance » et la notion de « performance » la seconde se vérifie aisément dans ce travail de recherche. Il serait intéressant d’effectuer une étude similaire sur des cadres « hors soins » car si l’on parle de « cœur de métier », nous pouvons imaginer qu’il existe autant de « cœurs » que de « métiers » car autant d’enjeux et d’interactions au travail. Une telle enquête donneraient des résultats peut être différents ou la thèse de la « performance » prendrait le pas.

BIBLIOGRAPHIE

DATCHARY Caroline, Les situations de dispersion au travail, thèse de l’EHESS, Paris, 2006.

DATCHARY Caroline, La dispersion au travail, Octarès Editions, coll. « Travail & activité humaine », 2011, 192 p., préf. Laurent Thévenot.

DATCHARY Caroline, Se disperser avec les TIC, une nouvelle compétence ? kessous; metzger. Travailler aujourd’hui avec les technologies de l’information, Hermès, pp.157-173, 2005.

CHAUVANCY Marie Claire, Cadres de santé : Une crise identitaire », décembre 2008, p1.

JAUREGUIBERRY Francis, « La déconnexion aux technologies de communication », Réseaux, 2014/4 (n° 186), p. 15-49. DOI : 10.3917/res.186.0015. URL : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2014-4-page-15.htm

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