LES MONDES NUMERIQUES

Blog des Masters en Sciences Sociales de l'Université Gustave Eiffel

L’amitié en ligne à travers les jeux vidéos en réseau

Maeva Pereira & Roxane Cassereau

Introduction

Qu’est ce que l’amitié ?

Nous nous lions avec nos semblables en fonction de certains déterminants sociaux. En effet, Claire Bidart dans son article de 1991 au sujet de l’amitié, démontre que “l’influence des milieux, des “climats sociaux locaux”, (Lazarsfeld, Merton 1954) […] ainsi que d’autres variables plus individuelles ( principalement l’âge, le sexe, plus rarement “le niveau social” ou la profession) sont étudiés en tant que déterminants dans la construction des affinités.” L’amitié est une forme de relation qui contient ses propres codes, ses représentations sur ce qui est acceptable de faire ou non, sur ce qui différencie un “vrai” ami d’un “copain”, ou d’une connaissance. Il y a une hiérarchie, un classement de nos relations par ordre d’importance. Et accompagnant cette hiérarchie, il y a des obligations, des rituels à respecter, proportionnels au statut d’ami, de copain, ou de connaissance. L’amitié, comme tout rapport interindividuel, est soumise “à des règles de convenances” (C. Bidart, 1991). On attendra d’un ami qu’il nous souhaite notre anniversaire, qu’il prenne des nouvelles régulièrement, et qu’il nous accompagne lors des évènements importants de notre vie, et d’une connaissance qu’elle nous salue de loin si on la croise dans la rue.  Il y a donc une différenciation entre liens forts et lien faible, et la notion de “labels” d’amitié, que l’on arrive à identifier en faisant une étude de réseau d’un individu, en posant des questions concrètes qui révèlent les pratiques interpersonnelles et pas seulement les représentations. (C.Bidart, 1991)

Claire Bidart nous démontre que lorsque l’enquêté évoque sa définition générale de l’amitié, il fait appel à ses représentations culturelles autour de l’amitié. Il s’agit donc d’une figure idéalisée, mais pas d’un modèle. Selon l’auteur, l’enquêté s’en servira juste pour établir  des catégories normatives mais cela ne détermine pas directement les relations. (définition multiple de l’amitié : celui sur qui on peut compter en cas de coup dur, celui à qui on se confie le plus, celui qui remplace la famille défaillante, ceux avec qui on se sent le plus à l’aise, ceux en qui on a le plus confiance, ceux avec qui on partage les mêmes passions/goûts, ceux qu’on connait depuis longtemps.) Nous allons voir si nos enquêtés fournissent des définitions proches de celles énoncées ci-dessus, qui sont les définitions qui reviennent quantitativement souvent pour l’amitié classique. Ainsi, cela nous donnerait une piste d’analyse qui tendra vers l’idée que l’amitié en ligne n’est pas totalement différente de l’amitié dans la vie.

TIC: Transformations des relations sociales et amicales

Le développement d’internet et du Web 2.0 a fait accroître l’usage des Technologies de l’information et de la communication (TIC) et  a nourri de nombreux débats controversés. D’un côté les pessimistes mettent l’accent sur les effets néfastes sur les liens sociaux. Pour eux, cela amènerait à la confusion du virtuel et du réel , à de la séparation physique de la communication et vu comme obstacle à la création de projets collectifs. Pour Laflamme et Lafortune, les pessimistes considèrent que “ l’usage croissant d’Internet est lié très étroitement à la maladie de l’homme moderne, c’est-à-dire à la solitude. » . D’un  autre côté, les optimistes voient les TIC comme permettant de rencontrer plus facilement de nouvelles personnes et de maintenir les relations sociales. Les relations sociales seraient ainsi détériorées pour certain et accentuées et renforcées pour d’autre.

Quoique l’on puisse dire, le Web2.0 a indéniablement transformé les liens sociaux .  Le Web 2.0 est caractérisé par l’accroissement de la participation de l’internaute à la production de contenu. Les individus échangent entre eux, donnent leur avis sur divers sujets et se regroupent par communautés: il est alors possible de se lier d’amitié avec des personnes moins proches géographiquement et échanger régulièrement avec elles autour d’un centre d’intérêt commun. Pour saisir ces changements concernant l’amitié, nous tenterons d’appliquer le prisme d’analyse utilisé par Claire Bidart au sujet de l’amitié, dans le contexte de l’amitié en ligne à travers les jeux vidéos. Ces derniers, ont depuis les années 90’ pris une ampleur considérable: qu’il s’agisse du nombre de nouveaux  jeux créés, des modes de supports (consoles, PC, smartphones etc.) mais aussi au nombre de joueurs. Une étude du CNC ( Centre national du cinéma et de l’image animée) réalisée en 2013, montre que  66,5 % des personnes interrogées déclarent avoir joué à des jeux vidéo (sur une période de 5 mois). Bien que la pratique et la consommation des joueurs soit très hétérogène, l’enquête montre tout de même que parmis ces joueurs,  83,0 % jouent à des jeux vidéo au minimum une fois par semaine : 41,6 % de joueurs affirment jouer tous les jours et 41,4 % entre une et trois fois par semaine et que  20,5 % jouent plusieurs fois par jour. L’ampleur qu’à pris les jeux vidéos à suscité  de nombreuses  controverses distinguant   ceux  pour qui l’usage des jeux vidéos est “désocialisant” et pour ceux qui les considèrent comme étant des  objets culturels, permettant la construction identitaire des individus.

Pour analyser la question de l’amitié en ligne, nous allons dans un premier temps saisir la définition générale qu’ont les enquêtés de l’amitié, puis la description plus précise de leurs liens amicaux dans le milieu concret des jeux vidéos, qui constitue le contexte dans lequel elle naît, et se développe. L’amitié en ligne que nous appellerons ici “virtuelle” est-elle différente de l’amitié “réelle”?  Quelles sont les caractéristiques de chacunes? Est-on dégagés des obligations amicales en ligne? Y’a t’il les même codes, les mêmes représentations ? Il ne s’agira pas dans cette étude de savoir si oui ou non l’amitié en ligne peut être considérée comme étant une “vraie amitié”, mais plutôt de dégager des pistes d’analyse sur cette nouvelle manière de créer du lien social et de se faire des amis. Pour cela,  nous avons  effectué deux entretiens auprès de joueurs réguliers, qui déclarent avoir développés une partie de leur réseau amical en ligne. Comme il est d’usage de le faire dans le courant de l’interactionnisme symbolique, nous avons attribué de la valeur scientifique au discours de nos enquêtés en prenant en considération leurs représentations de l’amitié en ligne au travers des jeux vidéos et les valeurs qu’ils y attribuent. Nous essaierons de saisir la façon dont nos enquêtés perçoivent ces liens sociaux, comment ils les classent et comment se formalisent ces relations.

Guide d’entretien

Nous demanderons d’abord à nos enquêtés leur âge, leur profession et leur parcours, pour saisir leur profil socio-professionnel. Nous aborderons ensuite le thème de l’amitié, avec une question générale sur la définition de l’amitié avec des critères correspondants, pour comprendre leurs représentations à ce sujet, comme l’a fait Claire Bidart, puis des questions plus concrètes, pour comprendre leurs pratiques. Nous connaîtrons ainsi le nom de leurs amis et pourrons plus facilement voir si la réponse concernant l’amitié générale en théorie est éloigné de la question abordant des amis dans la pratique. Nous chercherons à savoir s’il y a une différence significative entre la durée des relations amicales dans la vraie vie et la durée des relations amicales virtuelles, avec l’apport d’une réponse précise. Pour voir comment se concrétisent les liens amicaux, nous demanderons à nos enquêtés de nous parler des fréquences des échanges avec leurs amis, et de nommer les différents supports sur lesquels ces échanges ont lieux. Pour voir si les codes de l’amitié dans la “vraie vie” sont présents dans l’amitié en ligne, nous demanderons si les enquêtés souhaitent les anniversaires de leurs amis virtuels et s’il y a échange de cadeaux par exemple; ou bien s’ils se confient à eux lorsqu’ils ont des problèmes dans la vie.

Nous aborderons ensuite avec nos enquêtés le thème de la pratique et de la consommation du jeu. D’abord avec des questions pratiques, nous chercherons à connaître à quel type de jeu ils-jouent,  leur ancienneté sur le jeu, leur niveau, la fréquence à laquelle ils-jouent, dans quelles conditions, à quel moment de la journée et de la semaine, et s’ils sont liés à ce jeu quand ils ne jouent pas, à travers une application sur smartphone par exemple.

Ensuite avec des questions plus théoriques, pour connaître la symbolique autour du jeu, nous leur demanderons pour quelles raisons jouent-ils, s’ils prennent le jeu au sérieux, s’ils préfèrent s’allier ou combattre avec les autres joueurs, et les sensations que leur procure le jeu. Nous aborderons ensuite le sujet de l’expression de soi, de ses émotions sur le jeu, comment la colère, la tristesse, la joie y sont perçus.

Puis nous entrerons dans le vif du sujet, nous aborderons les relations en ligne, avec des questions centrées autour du contact avec les autres joueurs. Nous essayerons de comprendre quelle est la nature de ces échanges, leur fréquence, les thèmes abordés etc. Nous verrons si les joueurs se contactent uniquement sur le jeu ou s’ils échangent leurs coordonnées sur d’autres plateformes et autres modes de communication. Pour faire le lien avec “la vraie vie”, nous demanderons à nos enquêtés s’ils ont déjà rencontrés d’autres joueurs en vrai, et si oui, si cela se reproduit souvent et dans quelles conditions. Nous aborderons ensuite le sujet de la déconnection, le fait de ne pas vouloir répondre aux sollicitations des amis,  qui nous paraît de prime abord plus facile avec les amis virtuels que les amis réels. Enfin, nous comparerons avec l’enquêté l’amitié en ligne et l’amitié dans la vie “réelle” avec leurs avantages et leurs inconvénients respectifs. .

Les enquêtés:

Nos deux enquêtés sont des hommes. Nous avons pu être mis en contact à travers nos réseaux interpersonnels, en demandant autour de nous qui pourrait connaître un individu très actif sur les jeux vidéos en réseau et donc ayant potentiellement développé des relations amicales sur ces plateformes. Nous n’avons pas cherché à ce que nos enquêtés soient de sexe masculin; en effet, nous aurions pu choisir tout aussi bien des femmes puisque selon l’étude du CNC en 2013 “ la pratique des jeux vidéos est une activité mixte puisque la population des joueurs est composée à 50,7 % d’hommes”. Nos enquêtés ayant respectivement 20 et 26 ans, ne se trouvent pas dans la tranche d’âge la plus présente sur les jeux-vidéos. En effet, toujours selon l’enquête du CNC, “Les 35-49 ans constituent la principale population de joueurs (26,2 %), devant les 15- 24 ans (18,4 %). 42,1 % des joueurs sont inactifs”. Nos deux enquêtés sont sans emploi actuellement. On peut penser que lorsqu’un individu n’a pas d’activité professionnelle, il a plus de temps libre pour s’adonner pleinement à une activité de loisirs telle que les jeux vidéos.

Par souci du respect de l’anonymat de nos enquêtés, nous avons changé leurs prénoms.  Nous désignerons notre premier enquêté Charly, et notre deuxième enquêté Paul.

Présentation de l’enquêté Charly

Charly est un tourangeau de 26 ans. Il est actuellement sans emploi. Il a fait un bac STI, puis un bac pro en apprentissage dans le domaine de la maintenance des véhicules industriels. L’enquêté a commencé à  jouer aux jeux vidéos à trois ans avec son grand frère, puis à jouer seul à l’âge de cinq ou six ans.  Il a donc été initié très tôt à cette technologie. Il joue plusieurs heures par jour depuis environ trois ans. Suite à une perte d’emploi, l’enquêté dit s’être replié sur lui, avec un éloignement de ses amis de la “vraie vie”. Il s’est donc “réfugié” dans le jeu. Il y rencontre tous les jours des nouvelles personnes. Il joue sur ordinateur à des jeux de type “FPS”, donc des jeux où il tire contre d’autres personnes, notamment “Counter Strike”. Il déclare y jouer une vingtaine d’heures par semaine.  Il joue aussi à d’autres jeux de stratégies comme “Age of Empire”, Il peut jouer à des jeux en solo tels que “Fallout”, mais l’aspect communautaire des jeux en réseaux finit par lui manquer. Il souhaiterait pouvoir jouer en LAN, c’est à dire avec une équipe en réel, “C’est un Bootcamp, on ramène son PC dans une salle, on se connecte tous. Ca peut durer une soirée ou bien deux ou trois jours, et on ne dort quasiment pas. On joue tout le temps.” L’enquêté en a déjà fait dans le passé avec des amis rencontrés au cours de sa scolarité. “On ne faisait pas que jouer, on regardait des films, on cuisinait (…)on vit autour d’un ou plusieurs jeux, c’est des moments de vie vraiment sympa”.

Présentation de l’enquêté Paul :

Paul est un rennais de tout juste 20 ans. Il a obtenu il y a 2 ans un bac électronique. L’année dernière il a échoué son concours pour devenir gendarme et est actuellement à la recherche d’un emploi. Il a quitté sa ville natale pour aller s’installer chez sa petite amie dans le 12ème arrondissement de Paris. Paul s’est toujours intéressé aux jeux vidéo, il a commencé à l’âge de 12 ans lorsque ses parents lui ont offert sa première console, la PS2. Il y jouait seul mais aussi avec son groupe d’amis de l’époque : ils se retrouvaient chez l’un d’entre eux pour jouer tous ensemble à ce qu’il considère aujourd’hui comme « des petits jeux ». Il a ensuite obtenu la Xbox360 avec laquelle il jouait à des jeux de guerre comme par exemple Call of duty. C’est à partir de ce moment-là qu’il a commencé à jouer à plusieurs en ligne, c’est l’arrivé du multi-joueurs. Il se met alors à jouer en ligne avec ses amis. Pour lui « c’était plus pratique on était plus obligé de se retrouver chez l’un ou chez l’autre… on savait qu’à une certaine heure on se retrouvait tous sur le jeu ».  Depuis 5 ans, il joue sur PC et pour lui « tout à changer » car il joue désormais avec des joueurs qu’il ne connaît pas, qui viennent du monde entier.

Le principal jeu auquel joue Paul est Warframe. Il s’agit d’un jeu de tir en ligne de type free to play sorti en 2013.  Le jeu se joue en équipe contre l’ordinateur. Il lui arrive de jouer à d’autre jeux tel que League of Legends mais c’est à Warframe qu’il apporte le plus d’importance et surtout le plus de temps : il énonce ainsi fièrement lors de l’entretien qu’il est aujourd’hui à 3600 heures sur le jeu. Depuis qu’il est en couple Paul joue moins qu’avant, il dit jouer aujourd’hui environ 4h par jour contre des soirées entières quand il était célibataire. Depuis 3 semaines sans connexion internet, Paul ne peut quasiment plus jouer. Il a tout de même sur son smartphone les applications qui lui permettent de rester en contact avec les autres joueurs et de « nourrir (son) gros chien de combat ».

 

Steam est un logiciel, une plateforme permettant de lancer des jeux, d’en acheter et d’en stocker en support virtuel et sert de réseau social également. On crée un profil principal et on utilise le même pour chaque jeu. On y construit son identité en ligne, son identité de “gamer”.  ( On peut tout de même créer plusieurs profils, mais les joueurs lient leur compte à leur téléphone portable pour plus de sécurité et un numéro de tel ne peut être lié qu’avec un seul compte Steam. ) Il y a différents onglets dans ce logiciel, nous citerons ceux qui nous paraissent être les plus pertinents :
OngletCommunauté” : on voit les captures d’écran des joueurs membres de la communauté. Cela permet de mettre en lumière les prouesses de n’importe quel joueur, peu importe son niveau. Il peut y avoir un côté artistique dans ces captures. Elles sont soumises aux “pouce levé” , au “pouce baissé” et aux commentaires des autres joueurs. Les images ayant le plus de “j’aime” sont favorisées.Artwork: C’est une sous-catégorie que l’on trouve dans l’onglet “Communauté”. Elle contient des montages mélangeant des données de jeu et des éléments de culture populaire. Les joueurs s’approprient donc le jeu, les images de ce jeu et ses symboliques. On peut y donc trouver une certaine reconnaissance artistique.Diffusion : C’est aussi une sous-catégorie de l’onglet “Communauté”, on y voit le “stream” (diffusion en direct) de jeu des joueurs, n’importe quel joueur peut le faire. Les personnes qui regardent peuvent commenter. Cela peut favoriser les rencontres. Le joueur parle en même temps et répond parfois en direct aux commentaires.Workshop : Autre sous-catégorie, on peut y télécharger gratuitement des fonds d’écran, des modes de jeu, des nouvelles cartes faites par des joueurs-développeurs.
Onglet “Profil”: Lieu où le joueur construit son identité virtuelle. Il met une image de profil, qui est rarement une photo, plus souvent un avatar, parfois à référence humoristique. Son pseudo peut être changé à tout moment. Il ne contient pas d’éléments identitaire direct (prénom, nom, etc) On trouve aussi à cet endroit l’URL perso du joueur, qui est un lien direct vers son profil, lorsqu’on le tape sur une barre de recherche web. C’est un peu la carte d’identité virtuelle du joueur. Elle met en avant son niveau de jeu, le nombre d’heures passés sur un jeu, ce que l’on pourrait qualifier d’expérience de jeu. On voit aussi sur le profil d’un joueur qui sont ses “amis”.
Listes d’amis : Elle contient des “amis” avec qui le joueur entretient des liens sociaux réguliers mais aussi d’autres joueurs avec un lien social faible. On voit également des demandes d’amis, qui peuvent provenir de joueurs avec qui l’individu a partagé une partie récemment.
Avec d’autres joueurs les interactions sont variées. On peut échanger des objets, se retrouver dans des groupes (sous communautés) On peut y discuter, faire des événements autour des jeux, y trouver des membres que l’on a pas dans notre liste d’amis. Ce n’est pas une discussion instantanée, c’est une messagerie.
Si le profil est public, les gens peuvent voir les jeux possédés, les succès associés, les nombres d’heures passées sur chaque jeu, les commentaires des autres joueurs. Pour voir le niveau, il faut que le joueur soit en train de jouer au jeu concerné. C’est donc l’expérience qui est mise en avant et moins le niveau. Il y a également l’inventaire des objets virtuels possédés par le joueur, et leur prix. Les objets peuvent être échangés ou vendus à d’autres joueurs. On voit les captures d’écran du joueur et ses art-works. Il peut décider d’en mettre ou pas.

Plus le jeu est complexe, plus il reproduit les codes de notre société :

Comme le démontrent Lorna Heaton et Jean-Paul Lafrance dans leur article de 1994 au sujet des jeux vidéos, “ les jeux collectifs explorent, par le biais de la simulation, les différentes facettes du vivre collectif.” Dans cet article, nous voyons que chaque jeu entraîne la création d’une nouvelle communauté virtuelle, qui n’est pas une communauté unifié et idéale. Il n’y a donc pas une seul et grande communauté de joueurs, mais un ensemble de communautés segmentées. Comme “dans la vraie vie”, ces communautés ont des “structures de fonctionnement, des dysfonctions et des anomalies.” Ces auteurs démontrent également que plus le jeu est complexe, plus il constitue une reproduction de la vie réelle. En effet, plus le joueur est engagé dans le jeu, plus il interagit avec les autres. Il s’insère donc dans un système particulier où il y a des normes et des règles à respecter. Comme on peut le voir dans la vie, il y a une classification des joueurs :  les bons comme les mauvais joueurs, ceux qui respectent les règles et ceux qui les outrepassent, comme existent dans le réel des individus qui commettent des infractions et des délits et d’autres qui suivent les règles avec zèle. Comme on le verra, Paul, qui a eu une activité de modérateur, peut représenter le policier ou le juge, dans la communauté de son jeu.

On trouve chez nos deux enquêtés la notion de classement des jeux. Jouer aux jeux-vidéos ne constitue pas un élément suffisant d’appropriation identitaire. Les “gamers” se distinguent selon le jeu auquel ils jouent. L’article de Lorna Heaton et de Jean-Paul Lafrance montre donc qu’il convient de distinguer les joueurs selon la complexité organisationnelle du réseau virtuel dans lequel ils sont. Nous avons retrouvé ces éléments dans nos entretiens, quand Paul parle de “petits jeux” au sujet des ceux auxquels il jouait quand il était petit, et quand Charly explique la différence entre son jeu “Counter Strike” et les jeux “du type Candy Crush”.

 

Une identité communautaire

Stéphane Hugon, dans son article sur la communauté en 2011, nous indique que la communauté n’est “pas le propre des relations en ligne” même s’il s’agit d’un thème souvent abordé autour de la culture numérique. Selon lui, il ne faut pas confondre société et communauté, car société est synonyme d’un “moyen rationnel” vers une fin et la communauté quant à elle est une “expérience trouvant sa raison d’être en soi”. Il met l’accent sur l’idée que “la communauté virtuelle” entre dans un contexte de transformations profonde des liens sociaux. Pour reprendre les propos du philosophe Pierre Levy « une communauté virtuelle se construit sur des affinités d’intérêts, de connaissances, sur le partage de projets, dans un processus de coopération ou d’échange, et cela indépendamment des proximités géographiques et des appartenances institutionnelles. »

Nos deux enquêtés utilisent la plateforme Steam,(voir encadré au sujet de Steam) il s’agit d’un logiciel regroupant les joueurs, que l’on peut voir comme une grande communauté. Paul et Charly contactent leurs amis virtuels sur le chat de cette plateforme.

Cette plateforme “c’est comme un messenger pour les joueurs” nous dit Paul. Même quand ce dernier possède les numéros des joueurs ou leur Facebook, il préfère les contacter sur cette plateforme. Il nous montre lors de l’entretien l’application Steam sur son smartphone et il en est de même pour Charly. Des images sont présentes à côté de leur nom, ou plutôt de leur pseudo. Les avatars sont pour la grande majorité des non humanoïdes, très peu mettent des photos d’eux-mêmes « on n’a pas besoin de mettre une photo, tout le monde se moque de savoir à quoi je ressemble ».L’aspect physique n’est pas important dans la communauté, comme l’identité d’ailleurs  « pour la plupart on ne connaît que le pseudo, on  pas besoin de savoir leur âge, leur physique car ça sert à rien… et puis tu te fait une idée dans ta tête et tu cherches plus à savoir ». La plupart du temps il dit déduire des discussions qu’il peut avoir : « quand il y en a un qui me parle de sa femme et ses enfants ou un autre qui me dit qu’il va en cours j’arrive à me faire une idée de leur âge ».  Il s’agit d’une communauté où les joueurs  se regroupent mais dont l’identité est masquée. Ce format de visibilité est ce que Dominique Cardon nomme “La lanterna magica”. Ainsi “Les participants prennent la forme d’avatars qu’ils personnalisent en découplant leur identité réelle de celle qu’ils endossent dans le monde virtuel”.  Cette distance face à l’identité socio-professionnelle s’expliquerait peut-être par l’idée voulue au départ d’internet, de favoriser l’égalité sociale entre les internautes. Les codes de comportement renvoyant à cette volonté érigent comme règle implicite de ne pas mettre en avant son statut socio-professionnel. Cela renforce l’image d’une communauté unie autour d’un thème ou d’un jeu. Les particularités individuelles sont “adoucies” pour laisser place à l’identité du groupe.

Cette communauté, c’est ce que Paul prend le plus à cœur. Lorsqu’on lui demande s’il prend le jeu au sérieux ou s’il considère cela comme une distraction il répond que « c’est la communauté que je prends au sérieux, le jeu en soi pour moi c’est un jeu… C’est juste un jeu quoi ! Mais je sais que de base il y a des gens réels ».  Paul est modérateur (« guide du lotus ») c’est-à-dire qu’il fait le lien entre la communauté et les développeurs, cela permet aux joueurs et notamment aux débutants de poser des questions sans passer par le développeur qui en général ne daigne répondre ou qui n’a tout simplement pas le temps. Il prend l’exemple d’une blague antisémite faite sur le tchat, étant modérateur il a éjecté le joueur du forum « c’est pas par rapport au jeu mais par rapport aux gens qu’il faut que j’intervienne ».

La communauté se distingue par son caractère participatif et la  coopération qu’il existe entre les joueurs. Les pseudos, les avatars, seraient ainsi un signe d’indifférence quant à l’identité propre à chaque joueurs. Cependant, lors de nos entretiens nous avons pu constater que Charly et Paul cherchaient avant tout à se construire une identité face aux joueurs de la communauté. Ainsi, les éléments qui peuvent être visibles tel que le niveau du jeu ou encore les équipements acquis par le joueur sont ce qui permet au joueur d’affirmer sa notoriété, sa reconnaissance. Ainsi, comme pourrait afficher fièrement à son poignet un homme d’affaires ayant acquis une Rolex, le joueur, expose fièrement à la communauté ses succès personnels dans le jeu.

La reconnaissance : une question de compétition et de “savoir-jouer”

Charly déclare pour que jouer correctement à “Counter-strike”, “il faut beaucoup de savoir-faire”. Nous savons que le travail peut permettre à l’individu d’avoir un statut dans la société, un indicateur qui définit son identité, lui apporte une certaine reconnaissance et qui le valorise. On pourrait faire l’hypothèse que nos enquêtés étant tous deux sans emploi actuellement, ils ont naturellement cherché à retrouver une position valorisante en se dépassant quotidiennement grâce aux jeux vidéos en réseau, où la compétition est reine. Comme un travailleur revendiquerait l’expertise technique de son métier, Charly déclare que la maîtrise du jeu “Counter-Strike” “requiert beaucoup de savoir-faire”. Le niveau technique d’un joueur est appelé “Skill”, qui se traduit en français par “compétence”. Le joueur doit selon lui être en capacité de réfléchir, de “brain” l’ennemi: c’est à dire avoir la capacité de prévoir ses agissements. Charly apprécie le challenge, le déploiement de tactiques diverses et variées nécessaires pour remporter une partie. Plus le niveau est élevé, plus c’est excitant de jouer, et plus il est grisant de gagner.  La compétition est vue comme sérieuse, on “try hard”, on “joue notre vie dans le jeu.” selon Charly. “

Il semblerait que comme on peut le voir dans l’univers du sport, plus la pratique du jeu est institutionnalisée, plus il est pris au sérieux. Les joueurs revendiquent l’ampleur internationale des compétitions et de la notoriété grandissantes des figures emblématiques du jeu comme gage de son sérieux.  L’ancienneté du jeu et ses mises à jour régulières peuvent aussi lui attribuer une certaine valeur selon le joueur. Charly déclare ressentir de l’adrénaline et du plaisir lorsqu’il joue. “Le stress vient du fait qu’on a des objectifs à atteindre”, ajoute-il. Mais puisqu’il y a toujours d’autres objectifs à atteindre, ces joueurs chevronnés ne restent pas sur leurs déceptions, et cherchent continuellement à rester compétitif. Charly parle de “savoir-jouer”; c’est maîtriser le jeu. Le niveau est moins important que le nombre d’heures passées sur le jeu, ce qui est vu comme l’expérience qu’a le joueur sur le jeu. En effet, le niveau peut être instable, il descend automatiquement lorsque l’on ne s’est pas connecté sur le jeu pendant quelques jours. Le nombre d’heures jouées, lui, reste fidèle au joueur. “J’aime battre les autres joueurs, les affronter.” La compétition, l’opportunité de se mesurer aux autres et d’en sortir vainqueur est une des principales raison pour lesquelles l’enquêté joue aux jeux vidéos. Il dit féliciter les gens avec qui il a joué lorsque son équipe a remporté une partie. La victoire se partage donc avec l’équipe, même si le joueur qui a le plus de “Kill” dans la partie se démarque de ses compagnons de jeu. Charly utilise lui-même le terme de reconnaissance. “On a une reconnaissance pour les bons joueurs.”

Il y a dans les jeux vidéos, une façon moins personnelle de trouver de la reconnaissance. Paul nous a parlé de l’aide qu’il apporte à d’autres joueurs ; « Warframe c’est extrêmement gratifiant (…) souvent les gens sont très reconnaissants quand je les aide ». De son statut Paul n’en est pas peu fier, et il a conscience que les autres joueurs le respecte pour cela. Cela se formalise d’ailleurs régulièrement . « Il y en a qui me remercie ils me font des cadeaux dans le jeu mais avec de l’argent ». Cela se manifeste aussi par des ajouts sur Facebook, Skype nous dit-il. Paul n’est pas novice en la matière, il a dans le passé loué un serveur où il était « le grand maître » et où il accueillait une trentaine de personnes. Il avait le pouvoir de donner des privilèges (des armes plus puissantes, des pouvoirs etc.) à ceux qui lui faisaient par exemple des dons financiers. Il prenait son rôle à cœur « j’ai passé des nuits blanches, ça demande beaucoup de travail ». Mais il avait une plus grande autonomie que les autres joueurs et c’est ça qui lui plaisait, il avait « le pouvoir absolu ». Il tirait donc une grande reconnaissance de sa fonction et du pouvoir qu’elle lui attribuait. On retrouve également ici l’importance de la transmission des techniques et des connaissances.  Cette transmission ne se fait pas avec n’importe qui, Paul évoque ainsi qu’il aide plus facilement et de façon plus consciencieuse les personnes avec qui en ligne il est le plus proche. Les joueurs ne sont ainsi pas égaux face aux informations, l’amitié permet ainsi l’accès aux “bons plans” et aux “privilèges”.

Les similitudes entre l’amitié en ligne et l’amitié dans la “vraie vie” : une hiérarchie des liens sociaux

Dans la vie, dans certains cadres institutionnels, il faut respecter des règles de politesse pour ne pas être rejeté par nos concitoyens. Concernant internet, L. Deroche-Gurcel nous indique qu’il y a une “Netiquette” c’est à dire des règles de comportement à intégrer et à respecter, on ne doit pas exprimer sa tristesse ou sa colère de manière arbitraire, sous peine d’être mal vus. Comme au travail, il faut savoir garder la face pour le bien commun. Cette hypothèse se confirme avec Charly, qui nous dit qu’on peut parfois au cours d’une partie, montrer de l’agacement envers d’autres joueurs, mais seulement si cela est lié au déroulement du jeu. “c’est impersonnel”, nous dit-il. Les colères personnelles ne sont pas admises dans le jeu et la tristesse non plus. “Je ne suis pas la pour qu’on pleure sur moi” ajoute Charly. Si l’enquêté est très en colère, il va s’abstenir de le dire, mais va rapidement l’écrire puis quitter la partie. On voit donc bien que l’enquêté a intégré les normes de comportement à adopter et qu’il préfère s’éclipser lorsqu’il ne peut maîtriser ses émotions, pour continuer à être bien vu des autres joueurs.

Nous voulions connaître les représentations de nos enquêtés sur l’amitié. Charly définit un ami comme quelqu’un que l’on “apprécie avant tout”, et envers qui on a “une confiance extrême”. Paul a lui aussi une définition plutôt classique de l’amitié, pour lui un ami est « quelqu’un dont on est proche et avec qui on partage beaucoup de choses que ce soit la joie ou la tristesse » il ajoute que ce sont des personnes dont « on connaît beaucoup(…), ce qu’ils aiment, sur leur famille ». Les trois meilleurs amis de Charly (Mathieu, Adrien et Léo)  sont des amis de longue dates qu’il a rencontré dans des univers scolaires ou professionnel. Il les connait donc “dans la vraie vie”. Il dit être ami avec Léo car ils ont des points communs et s’entendent bien. Il en est de même pour ses deux autres amis. Comme le prédisait Claire Bidart, la définition générale que donne l’enquêté de l’amitié est bien plus idéaliste que les raisons qui le pousse à choisir ses amis. Concernant Paul, ses trois meilleurs amis sont pour les deux tiers des amis de longue date rencontré à l’école, et le troisième a été rencontré sur le jeu qui les unit ; Warframe. Il S’agit d’une amitié récente, ils se connaissent depuis deux ans. Ils se voient souvent. Charly n’a pas eu l’occasion de rencontrer des joueurs en vrai, alors que Paul en a rencontré une dizaine, qu’il qualifie comme faisant partis de son cercle d’amis.

Lors de nos deux entretiens, nous percevons clairement qu’il existe, comme dans la vie réelle une hiérarchisation des amis. Plus ou moins proches, mais cela se manifeste différemment. Les amis virtuels les plus proches sont ceux avec qui nos enquêtés parlent le plus, et avec qui ils font des appels vocaux sur Steam. Avec les moins proches, des messages écrits suffisent. Ainsi, quand ils jouent, Paul et Charly contactent leurs amis virtuels les plus proche en vocal. Paul parle “de tout, les choses du quotidien, de notre vie quoi ”. Ceux avec qui ils sont les moins proche, ils ne leur parle que par message sur le tchat et dans les groupes de discussions. Ces discussions se limitent principalement au jeu . Cela représente une grande partie des joueurs en ligne. Parler, s’exprimer de vive voix est donc réservé aux amis virtuels les plus proches. Comme dans la vraie vie, les sujets abordés dépendent de la densité/qualité du lien avec l’ami concerné. Cependant, quelque soit la proximité avec le joueur, l’idée globale est d’échanger pour “délirer” , les sujets sérieux ne sont  pas les bienvenus. L’échange de numéro de téléphone, de profil Facebook/Whatsapp, se fait en général avec quelques personnes triées sur le volet. La façon de nommer les autres joueurs dépend aussi de la proximité avec ces derniers. Nos deux enquêtés nous disent ainsi que lorsqu’ils sont proches de leurs amis virtuels ils les nomment par leurs prénoms. Sauf cas exceptionnel nous raconte Paul “en général j’appelle pas par leurs prénoms les joueurs que je ne connais pas plus que ca sauf un qui était “sans pseudo-fixe” (rires) quand j’ai su qu’il s’appelait Clément je l’ai plus qu’appelé que comme ça!”. Lors des conversations en ligne, quand d’autres joueurs moins proches participent à la conversation, Charly  renomme ses amis par leurs pseudos, comme pour garder privée leur identité.  Pour les moins proches, ses “potes”, dit-il, Charly ne connaît pas les prénom mais uniquement leur pseudo: “Toxic”, “Venom”… Il contacte ces derniers très régulièrement : en effet, ils se parlent tous les jours, mais ils évoquent peu leur vie personnelle et professionnelle. Ils échangent surtout autour de leur passion commune : le jeu.

Avec ses amis de la “vraie vie”, ils se contactent plutôt de temps en temps, quelques fois par mois. Ils se parlent par portable et par Facebook, et prennent du temps pour se voir plusieurs fois par an. “J’ai juste à allumer mon PC pour pouvoir parler à mes potes d’internet, je sais qu’ils sont là,” On voit ici qu’il y a une certaine facilité d’accès, qui fait que les rapports sociaux avec les autres internautes peuvent se faire plus fréquemment qu’avec les amis de la vie réelle. Organiser des visites ou des activités communes dans “la vraie vie” prend peut-être plus de temps, il faut composer avec les emploi du temps de chacun. Sur les plateformes de jeu, on voit qui de nos “amis” est connecté, on voit si cet individu est disponible pour une partie , la démarche est donc moins contraignante. Mais les échanges sembles être moins riches en contenu, puisque les thèmes abordés lors des conversations seront majoritairement autour du jeu. Il y a une véritable barrière à l’amitié “profonde” :  c’est l’absence de rencontre en réel. Une certaine méfiance persiste lorsque la rencontre n’a pas eu lieu. Mais ça n’est pas toujours facile de concrétiser l’envie de rencontrer ses amis virtuels puisque n’étant pas rencontrés dans un réseau institutionnel local, ils peuvent se trouver à n’importe quelle distance de l’enquêté.

Cette contrainte de l’éloignement géographique fait aussi que les rencontres avec les joueurs ne sont pas si fréquentes. Paul évoque le problème de la distance physique : ce sont des jeux qui réunissent des individus du monde entier, il est donc difficile de prévoir des rencontres. De plus “chacun à sa vie c’est pas toujours facile de trouver un créneau pour se voir”. Cependant, il a tout de même rencontré une dizaine de joueurs et en voit régulièrement quatre d’entre eux. A partir du moment ou il les voit en vrai, Paul considère qu’il deviennent des vrais amis. Lors de leurs rencontres, ils ne parlent pas de jeux vidéos mais de leur “vie réelle”. En général ils se retrouve dans des cafés, des bars.. les rencontres avec ses amis virtuels n’a jamais été tourné sur les jeux vidéos (salons, expo) il dit alors que quand il les voit en vrai ce n’est plus la même chose, il préfère être déconnecté du jeu.

Lorsque Charly dit : “Ce sont des connaissances, des collègues de jeu, mais pas des amis.” nous pouvons faire le parallèle avec des camarades de classe ou des collègues de travail, que l’on fréquente quotidiennement et avec qui on peut avoir un certain lien de confiance au sujet d’un objet commun ( un dossier, un exposé par exemple) mais avec qui la connivence s’arrête à la porte de l’institution. La vie privée n’est pas partagée. “La vraie amitié c’est plus que ça, il faut se connaitre réellement pour être ami”. Pour nuancer ses propos, l’enquêté ajoute que l’amitié en ligne peut toutefois être qualifié de “vraie amitié”, mais c’est plutôt rare selon lui. En effet, il pense qu’il faut se rencontrer en personne au moins une fois pour que le lien se concrétise. Lui n’a jamais rencontré les autres internautes avec qui il échange tous les jours, et c’est pour cette raison qu’il reste sur ses réserves lorsqu’on lui demande s’il peut les qualifier d’amis. Paul, lui, a rencontré plusieurs autres joueurs, et s’est lié d’amitié avec eux dans la “vraie vie”, il a donc un discours moins tranché à ce sujet. Cependant, il dit clairement qu’il privilégie “l’amitié réelle” à “l’amitié virtuelle”. Ainsi il dit lors de l’entretien que “si un ami m’appelle pour sortir et que j’avais prévu un Raid ben c’est sur que je vais préférer sortir”.

Au sujet des rituels autour d’événements particuliers, Charly explique qu’il souhaite l’anniversaire de ses amis virtuels, qu’ils s’offrent des cadeaux mutuellement; Il s’agit donc ici d’une transposition des codes de l’amitié de la “vraie vie”. Il s’agit par contre de cadeaux virtuels mais payants, des “skin”, par exemple. Les échanges de cadeaux ne se font pas avec tout le monde, mais avec les individus avec lesquels le joueur a le plus d’affinités. Il y a aussi l’idée de don et de contre-don, comme pour n’importe quel échange, on fait des cadeaux à qui à l’habitude de nous en faire. L’enquêté avoue faire plus automatiquement des cadeaux à ses amis d’internet plutôt que ses amis de la vraie vie, par facilité d’accés également. Il n’y a pas de contraintes particulières concernant le temps d’achat, ou l’envoi, puisque les cadeaux sont accessibles en un clic sur la plateforme, et l’enquêté sait directement quoi offrir, puisqu’il partage la même passion et les mêmes représentations sur l’échelle de valeur des cadeaux autour du jeu. Comme pour l’amitié classique où l’on peut préférer avoir un groupe d’amis restreint mais privilégié, Charly ne se confie pas à tous ses amis virtuels avec la même intensité. Ils constituent “un cercle très fermé de deux ou trois personnes”. “Il y a des personnes en qui j’ai plus confiance que d’autres sur internet”. Il cite par exemple Tinley, qu’il voit comme son meilleur ami virtuel. Il dit lui faire “vraiment confiance”. “Quand j’avais des soucis, il m’a beaucoup soutenu”, “Il sait beaucoup de choses sur moi”.

Comme dans la vraie vie, lorsque l’on agit contre l’intérêt de nos amis ou qu’on leur fait faux-bond, on prend le risque de détériorer la relation. Il y a donc aussi des conséquences quand un joueur se déconnecte en cours de partie. En effet, en entrant dans la partie, il a pris un engagement auprès des autres joueurs. Un pacte mutuel, une confiance est instaurée. Si cela est rompu, le joueur sera donc sanctionné, perdra son niveau et prendra le risque que ses compagnons de jeux refusent de jouer à nouveau avec lui.

L’amitié en ligne et l’amitié en réel :  une distinction qui persiste

Nos deux enquêtés font tout de même la distinction entre les amis de la “vraie vie” et les amis d’internet.  Charly déclare qu’il parle à des gens sur internet, mais qu’il ne connaît pas “tant de choses que ça sur eux” et qu’il ne leur fait pas “100% confiance”. Paul parle de ses amis « OL » (c’est-à-dire one line, qu’il a rencontré sur des jeux en ligne) et de  ses amis « IRL » (In Real Life, dans la vie réelle). Il y a une marque de passage entre l’amitié virtuelle et l’amitié réelle, qui est la rencontre “en vrai”. A partir de là, Paul considère que se trouve ici la vrai amitié, et Charly confirme que sur internet, la plupart ne sont pas “des vrais amis”, car “on ne connaît pas vraiment la personne”. Nos enquêtés évoquent tous deux la distance physique pour justifier le manque de rencontres réelles avec les autres joueurs. Les plateformes permettent de mettre en contact des individus du monde entier mais ne raccourcissent pas les distances physiques entre eux évidemment. Charly ne mélange pas ses amis virtuels avec ses amis réels. Il ne parle pas des uns aux autres. Il déclare qu’en temps normal, en cas de difficulté, il se tourne naturellement vers des amis “de la vraie vie”. Il a trouvé en eux une disponibilité et un soutien important. Il dit alors qu’il ne se tournera pas vers ses amis d’internet, car “ ça ne les regarde pas. On est là pour jouer, ou s’amuser, pas pour se plaindre.” Il ajoute tout de même qu’il peut y avoir avec eux des moments de discorde, de tension, Les sujets de disputes sont parfois autour du matériel informatiques, de stratégies de jeu. “Ca reste relatif au jeu”. En insistant un peu, on apprend que ses “potes” d’internet sont tout de même au courant de la situation amoureuse de l’enquêté, de son récent déménagement etc. “Ils en savent un minimum”. En revanche, ils sont les premiers au courant des changements de matériel informatique ou de connexion internet. On constate qu’en l’absence de rencontre en personne, l’amitié en ligne reste parfois limitée à une forme de compagnonnage autour du jeu ou d’une forme de partage des centres d’intérêts communs, les nouvelles technologies par exemple, mais peine à retrouver les codes de  l’amitié classique qui sont entre autre de soutenir son ami en cas de coup dur et de le laisser dire ce qu’il pense, exprimer ses émotions.

Nous pouvons penser de prime abord qu’il est plus facile de se détacher ou de ne pas répondre aux sollicitations de quelqu’un que l’on connaît uniquement par internet, puis nous sommes rattrapés par l’idée que la multiplication des plateformes et des réseaux sociaux qui s’entrecroisent font que cette tâche semble être moins aisée qu’on ne le croit. Se déconnecter de ses amis virtuels, cela semble difficile pour Charly : “Il faudrait que j’arrête de jouer, que je n’ai plus de PC”. La multiplication des supports connectés fait qu’il est difficile de se déconnecter de ses amis en général, qu’ils soient virtuels ou réels. C’est lorsque les liens sont plus faibles que la déconnexion est facile, et cette règle se transpose dans la vie comme sur internet. Pour Paul, croiser sur un jeu un ami avec qui il a coupé les ponts est aussi contraignant que de le croiser dans la rue. Quand la vie privée fait irruption dans la vie virtuelle, de véritables disputes peuvent avoir lieu. Pendant une partie, un ancien ami a injurié sa petite amie. Il ajouta “qu’en vrai il aurait jamais osé dire ça”. Même en le supprimant de tous les réseaux possibles, il peut recroiser son ennemi sur une partie. Toutefois, selon Charly, connaître “vraiment” quelqu’un dans la vie, que l’on risque de revoir en vrai, oblige au respect de certaines règles de courtoisie. Sur internet, on peut bloquer quelqu’un et ne plus en entendre parler. Charly déclare se sentir plus redevable face aux gens “de la vraie vie”, où son identité réelle est mise en jeu. “ Les gens de la vraie vie je les vois, je vis des vrais moments avec eux. C’est plus intense. Ils me connaissent mieux, même si on se parle moins souvent”. Nos deux enquêtés n’ont donc pas tout à fait la même vision de la déconnexion. Concernant la facilité ou non de créer des liens amicaux en ligne ou en réel, il semblerait qu’il soit plus facile de se lier d’amitié en ligne qu’en réel, mais cette multiplicité concerne plutôt les liens faibles. “L’amitié virtuelle est plus facile à entretenir que l’amitié réelle” selon Charly. En effet, il fait des cadeaux virtuels à ses compagnons de jeux pour leur anniversaire mais pas nécessairement à ses amis de la “vraie vie”, car avec la distance et les emplois du temps de chacun, il est plus difficile de faire l’effort de se voir, même pour un évènement particulier. Mais les liens forts créés dans la vraie vie demandent des contacts certes moins fréquents mais plus intenses semble-il.

CONCLUSION

Toutes les grandes ruptures dans l’histoire des technologies de communication ont suscités des controverses prenant la forme de véritables “paniques morales”.( Dominique Cardon, 2011). Cela explique le débat très actuel de la transformation des relations sociales avec l’essor des récentes technologies. Selon l’auteur, il y a tout de même une continuité de pratiques entre les façons de communiquer antérieures et les actuelles. Seulement, les nouvelles technologies prolongent et modifient quelque peu les échanges tels qu’ils existaient auparavant. Cela nous permet donc de prendre du recul sur les nouveaux modes de communications, qui nous effraient de prime abord en nous faisant penser qu’ils changeront définitivement la nature des liens entre les individus. Il conviendrait donc de ne pas être si alarmiste, car les mêmes inquiétudes apparaissent à l’introduction de chaque nouvelle technologie en rapport avec la communication et il semblerait qu’aujourd’hui comme il y a cent ans, l’amitié ne soit toujours pas un concept obsolète. On ne rencontrerait pas moins de personnes dans la vie réelle lorsque l’on s’investit beaucoup dans une ou des communautés virtuelles, il s’agirait même du contraire. L’individu n’est pas passif face à ce qu’il produit sur internet, il construit son identité virtuelle à l’aide de diverses stratégies. Il est juste plus calculateur sur internet. Il se livre à une course à la popularité, au nombre d’amis, au nombre de “likes” ou de partages. Du point de vue négatif, nous pouvons remarquer que les inégalités sociales s’exacerbent, ceux qui peuvent avoir un réseau dense et hétérogène dans la vie l’auront d’autant plus sur internet, et ceux qui n’ont pas cette chance auront un réseau plus restreint et homogène. Mais de son aspect positif, nous pouvons dire qu’Internet permet la multiplication des liens faibles, ce qui peut être très enrichissant pour tout un chacun, et n’empêche pas la conservation des liens forts.

A travers notre enquête, nous avons pu percevoir que  l’amitié en ligne est loin d’être superficielle. Comme dans la vie réelle, des liens amicaux naissent, se développent et meurent. Cette amitié n’est pas pas égale avec tous les joueurs, comme dans la vie réelle l’amitié est hiérarchisée. Cela se caractérise par des modes de communication différents et des sujets de conversations spécifiques. Des communautés se forment où l’entente et la coopération est primordiale, comme dans toute communauté humaines. Les joueurs, loin d’être isolés cherchent à intégrer cette communauté en y respectant les codes tout en essayant de se distinguer pour être reconnu par celle-ci. L’amitié en ligne a ses spécificités mais se rapproche fortement de l’amitié classique, de la vie de tous les jours. Cependant comme nous l’ont confirmé nos enquêtés, la barrière physique qu’il existe entre les joueurs  ne facilite pas la création de lien fort entre eux. Comme le démontre Dominique Cardon dans son article “Réseaux sociaux de l’Internet”, ces outils permettent à l’individu de choisir quels traits de son identité il souhaite mettre en avant. On y apprend donc à se mettre en scène. Cette image fantasmée permet aux communautés virtuelles de se constituer selon des critères pré-établies, autrement dit, de rassembler des individus qui partagent des points communs. Nous avons tous plus ou moins conscience de ce que nous publions et des cibles plus ou moins proches que visent chacun de nos post. Sur les jeux vidéos en réseau; que l’on peut définir comme un réseau social large et distendu, il est donc logique de construire son identité autour du centre d’intérêt commun : le jeu, avec un pseudo et une image plutôt qu’un nom de famille, une ville d’origine et une photo de soi, éléments que l’on trouvera plutôt sur Facebook par exemple.

Références bibliographiques:

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  • Craipeau Sylvie, « Les jeux vidéo, des utopies expérimentales », Psychotropes, 1/2009 (Vol. 15), p. 59-75.
  • Craipeau Sylvie, Seys Bertrand, « Jeux et Internet : quelques enjeux psychologiques et sociaux », Psychotropes, 2/2005 (vol. 11), p. 101-127.
  • Deroche-Gurcel Lilyane, “’Cyberespace : le retour de la sociabilité” Communication & Langages,1996.

http://www.persee.fr/issue/reso_0751-7971_1994_num_12_67?sectionId=reso_0751-7971_1994_num_12_67_2734

  • Hugon Stéphane, “Cultures du numérique” [Numéro dirigé par Antonio A. Casilli] sous la direction de Antonio A. Casilli. Communauté , Communications, 88, 2011.

http://www.persee.fr/issue/comm_0588-8018_2011_num_88_1 :

  • Laflamme Simon et Lafortune Sylvie, « Utilisation d’Internet et relations sociales », Communication, Vol. 24/2 | 2006, 97-128.
  • Trémel Laurent, Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia. Les faiseurs de mondes. Presses universitaires de France, coll. Sociologie d’aujourd’hui, Paris, 2001, 309 p.

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